12
L’horloge
trônait au fond du salon. Toute sa vie, Frannie Goldsmith avait entendu son
tic-tac mesuré. Elle résumait toute cette pièce qu’elle n’avait jamais aimée et
qu’il lui arrivait même de détester, comme aujourd’hui.
Sa pièce favorite avait toujours
été l’atelier de son père, dans l’appentis qui reliait la maison à la grange. On
y entrait par une petite porte qui faisait à peine un mètre cinquante de haut, presque
cachée derrière le vieux poêle à bois de la cuisine. Un excellent début, cette
porte : délicieusement petite et dissimulée, comme les portes des contes
de fées ou des rêves. Quand elle avait grandi, il lui avait fallu se pencher
pour passer, comme le faisait son père – sa mère ne mettait jamais les pieds
dans l’atelier, à moins d’y être absolument obligée. C’était une porte comme
celles qui s’ouvrent sur un monde de rêve dans Alice aux pays des merveilles.
Un temps, elle s’était amusée à croire, sans le dire même à son père qu’un jour,
en l’ouvrant, ce ne serait pas du tout l’atelier de Peter Goldsmith qu’elle
trouverait, mais un passage souterrain qui la conduirait du pays des merveilles
à Hobbiton, un tunnel étroit mais presque douillet avec son plafond tapissé de
grosses racines qui vous faisaient une bonne bosse si vous vous cogniez le
front. Un tunnel qui sentait non pas la terre humide les vers et les vilaines
bestioles, mais la cannelle et les tartes aux pommes, un tunnel qui aboutissait
dans l’office où Mr. Bilbo Baggins célébrait son cent onzième anniversaire…
Elle n’avait jamais trouvé ce
tunnel douillet mais pour Frannie Goldsmith qui avait grandi dans cette maison,
l’atelier (parfois appelé « la réserve à outils » par son père et « cette
saleté d’endroit où ton père va boire sa bière » par sa mère) avait suffi.
Étranges outils, bizarres mécaniques. Un énorme coffre avec des milliers de
tiroirs, tous remplis à craquer. Clous vis, mèches, papier de verre (de trois
sortes – rugueux, plus rugueux et encore plus rugueux), rabots, niveaux et
toutes ces autres choses qui n’avaient alors pas de nom pour elle, et qui n’en
avaient d’ailleurs toujours pas. Il faisait noir dans l’atelier, à part l’ampoule
de quarante watts qui pendait dans ses toiles d’araignées au bout de son fil et
le cercle de lumière vive de la lampe Tensor toujours braquée sur l’endroit où
son père travaillait. Il y avait une odeur de poussière, d’huile et de tabac à
pipe, et il lui semblait maintenant qu’il devait exister une sorte de règle :
tous les pères devaient fumer. La pipe, le cigare, la cigarette, la marijuana, le
hasch, les feuilles de laitue, n’importe quoi mais quelque chose. Car l’odeur
de la fumée lui semblait intimement liée à sa propre enfance.
« Donne-moi cette clé, Frannie.
Non – la petite. Qu’est-ce que tu as fait à l’école aujourd’hui ?… Ah bon ?…
Et pourquoi Ruthie Sears voulait-elle te faire tomber ?… Oui, c’est
méchant. Un vilain bobo. Mais il va bien avec la couleur de ta robe, tu ne
trouves pas ? Tu devrais aller trouver Ruthie Sears pour qu’elle te pousse
encore et que tu te fasses mal à l’autre jambe. Comme ça, ça ferait la paire. Donne-moi
le gros tournevis, tu veux ?… Non, celui au manche jaune. »
« Frannie ! Sors
tout de suite de là et change-toi ! TOUT DE SUITE ! Tu vas te
salir ! »
Aujourd’hui encore, à vingt et un
ans elle pouvait se faufiler par cette porte et se tenir entre l’établi et le
vieux poêle Franklin dont la chaleur faisait un peu tourner la tête en hiver, retrouver
une parcelle de l’époque où la petite Frannie Goldsmith grandissait dans cette
maison. C’était une sensation illusoire presque toujours mêlée de tristesse
pour son frère Fred dont elle se souvenait à peine, lui dont la croissance
avait été si brutalement et définitivement interrompue. Debout, elle sentait
une odeur d’huile qui imprégnait toute la pièce, une odeur de moisi et de tabac
à pipe. Elle ne se souvenait que rarement du temps où elle était si petite, si
étrangement petite mais dans l’atelier, elle y parvenait parfois, et c’était
une sensation merveilleusement réconfortante.
Mais elle était dans le salon
maintenant.
Le salon.
Si l’atelier représentait tout ce
qu’il y avait d’heureux dans l’enfance, symbolisé par l’odeur de la pipe de son
père (il lui soufflait parfois un peu de fumée dans l’oreille quand le froid
lui faisait mal aux oreilles, après lui avoir fait promettre qu’elle ne dirait
rien à Carla qui aurait fait une crise), le salon représentait tout ce qu’elle
voulait oublier de son enfance. Parle quand on t’interroge ! Ne touche à
rien, tu vas tout casser ! Monte tout de suite dans ta chambre et
change-toi, tu ne sais pas qu’on ne doit pas s’habiller comme ça ? Tu ne
penses donc à rien ? Frannie, ne tripote pas tes vêtements, on va croire
que tu as des puces. Qu’est-ce que ton oncle Andrew et ta tante Carlene vont
penser ? Tu m’as fait mourir de honte ! Le salon était l’endroit où
il fallait tenir sa langue, l’endroit où vous aviez envie de vous gratter sans
pouvoir le faire, l’endroit des ordres dictatoriaux, des conversations
mortelles, des oncles et tantes qui vous pinçaient les joues, des migraines, des
éternuements qu’il fallait retenir, des toussotements qu’il fallait étouffer, et
surtout, des bâillements qu’il fallait absolument dissimuler.
L’horloge trônait au fond de
cette pièce habitée par l’esprit de sa mère. Elle avait été construite en 1889
par le grand-père de Carla, Tobias Downes et presque aussitôt avait pris le
rang de précieux objet de famille, comptant ses années, soigneusement emballée
et assurée lorsqu’on déménageait d’un bout à l’autre du pays (elle avait vu le
jour à Buffalo, dans l’État de New York, dans l’atelier de Tobias, lieu sans
aucun doute aussi enfumé et poussiéreux que l’atelier de Peter, quoique cette
idée n’eût jamais pu traverser la tête de Carla), passant parfois d’une branche
de la famille à l’autre quand le cancer, la crise cardiaque ou l’accident
émondait un rameau de l’arbre généalogique. L’horloge se trouvait dans ce salon
depuis que Peter et Carla Goldsmith s’étaient installés dans cette maison, trente-six
ans plus tôt. C’est là qu’on l’avait mise et c’est là qu’elle était restée, tic-tac,
découpant le temps en petits segments secs. Un jour, l’horloge sera à moi, si
je la veux, pensa Frannie en regardant le visage de sa mère, blême. Mais je n’en
veux pas ! Je n’en veux pas et elle ne sera jamais à moi !
Il y avait dans cette pièce des
bouquets de fleurs séchées sous des globes de verre. Dans cette pièce il y
avait un tapis gris souris dont le poil dessinait des roses ternes. Il y avait
une gracieuse fenêtre à l’anglaise qui donnait sur la nationale 1, en bas de la
butte, cachée derrière une haute haie de troènes. Carla n’avait cessé d’asticoter
son Mari jusqu’à ce qu’il se décide à planter cette haie, quand la
station-service Exxon s’était installée au coin de la rue. Puis elle l’avait
asticoté pour qu’il la fasse pousser plus vite. Elle aurait même accepté d’y
mettre des engrais radioactifs pour qu’elle pousse, pensait Frannie. Ses
récriminations s’étaient faites de moins en moins acides à mesure que la haie
avait pris de la hauteur, et elles allaient sans doute cesser dans deux ou
trois ans, quand la haie finirait par cacher complètement l’horrible
station-service, quand le salon aurait retrouvé sa virginité d’antan.
Mais alors, elle trouverait
certainement autre chose.
Sur les murs, un papier peint à
fleurs – de grandes feuilles vertes et des fleurs roses, presque de la même
couleur que les roses du tapis. Mobilier de style colonial, une porte à deux
battants en acajou. Une cheminée qui ne servait qu’à la décoration. Une bûche de
bouleau reposait depuis une éternité dans l’âtre dont les briques rouges
impeccablement propres n’avaient jamais connu la suie. Et Frannie se disait que
la bûche devait être si sèche qu’elle brûlerait comme du papier journal si on y
mettait le feu. Au-dessus de la bûche, une marmite assez grande pour y donner
un bain à un petit enfant. Elle venait de l’arrière-grand-mère de Frannie et
elle était depuis toujours suspendue au-dessus de l’éternelle bûche. Au-dessus
de la cheminée, pour compléter le tableau, l’Éternel Fusil de Chasse.
Petits segments secs de temps.
L’un de ses plus anciens
souvenirs était d’avoir fait pipi sur le tapis gris souris aux roses ternes. Elle
avait peut-être trois ans, n’avait pas appris depuis très longtemps à rester
propre et n’était sans doute admise dans le salon que dans les grandes occasions,
de peur d’un accident. Mais elle y était entrée un jour pour une raison ou pour
une autre et, à voir sa mère courir, ou plutôt foncer vers elle pour l’arracher
à cette pièce avant que l’impensable ne se produise avait justement provoqué l’impensable.
Elle n’avait pu se retenir, et la tache qui s’élargissait, tandis que le tapis
gris perle prenait une teinte ardoise foncée autour de son derrière, avait
littéralement fait hurler sa mère. La tache avait fini par partir, mais après
combien de patients nettoyages ? Dieu seul le savait, peut-être ; pas
Frannie Goldsmith.
C’était dans le salon que sa mère
lui avait parlé, sombrement, explicitement, et longuement, lorsqu’elle avait
surpris Frannie et Norman Burstein en train de s’examiner l’un l’autre dans la
grange leurs vêtements empilés en un tas amical sur une balle de foin. Et que
penserait-elle, avait demandé Carla tandis que l’horloge égrenait
solennellement ses petits segments secs de temps, que penserait-elle si elle l’emmenait
se promener toute nue sur la nationale 1 ? Qu’en penserait-elle ? Frannie,
alors âgée de six ans, s’était mise à pleurer, mais elle avait cependant réussi
à éviter la crise d’hystérie qu’aurait dû provoquer cette image.
À dix ans, elle était entrée dans
un lampadaire alors qu’elle regardait derrière elle pour crier quelque chose à
Georgette McGuire. Elle s’était fait une coupure à la tête, elle saignait du
nez, ses deux genoux étaient éraflés et elle avait même perdu connaissance
quelques instants. Quand elle était revenue à elle, elle était rentrée en
titubant le long de l’allée, en pleurs, horrifiée par tout ce sang qui coulait.
Elle serait allée voir son père, mais comme il était parti travailler, elle
était entrée en titubant dans le salon où sa mère servait le thé à M. Venner
et à Mme Prynne. Sors d’ici ! avait hurlé sa mère
et l’instant suivant elle courait vers elle, la prenait dans ses bras, balbutiait :
Oh Frannie, ma petite, qu’est-ce que tu t’es fait ? oh ton pauvre nez !
Mais en la consolant, elle conduisait Frannie à la cuisine où le carrelage
ne craignait pas le sang et Frannie n’avait jamais oublié que ses deux premiers
mots ce jour-là n’avaient pas été Oh, Frannie ! mais Sors d’ici !
Sa mère s’était d’abord inquiétée du salon où le temps s’égrenait en petits
segments secs, où le sang était interdit. Peut-être Mme Prynne n’avait-elle pas
oublié elle non plus car, à travers ses larmes, Frannie avait vu une expression
de surprise totale traverser le visage de cette femme, comme si elle avait reçu
une gifle. De ce jour, les visites de Mme Prynne s’étaient
faites sensiblement plus rares.
En sixième, elle avait eu une
mauvaise note de conduite sur son carnet et, naturellement, sa mère l’avait
invitée à venir en parler avec elle au salon. En troisième, elle avait été
trois fois en retenue à cause de mauvaises notes, et trois fois avait eu droit
à un sermon dans le salon. C’est là qu’avec sa mère elle avait parlé de ses ambitions
qui finissaient toujours par paraître un peu creuses ; c’est là qu’elle
avait parlé de ses espoirs, qui finissaient toujours par paraître un peu vides ;
c’est là qu’elle parlait de ses récriminations, qui finissaient toujours par
paraître tout à fait injustifiées – pleurnicheries, jérémiades, tu es incapable
de voir tout ce qu’on fait pour toi.
C’était dans le salon qu’on avait
posé sur des tréteaux le cercueil de son frère, couvert de roses, de
chrysanthèmes et de brins de muguet dont le parfum sec remplissait la pièce
alors que l’horloge impassible continuait son tic-tac, égrenant ses petits segments
secs de temps.
– Tu es enceinte, répéta
Carla Goldsmith pour la deuxième fois.
– Oui, maman.
Elle avait les lèvres sèches mais
ne voulut pas les humecter. Elle les serra très fort l’une contre l’autre en
pensant : Dans l’atelier de mon père, il y a une petite fille en robe
rouge, elle est toujours là, elle rit et se cache sous l’établi avec l’étau, ou
elle se recroqueville en serrant ses genoux couverts de croûtes contre sa
poitrine derrière le gros coffre à outils aux mille tiroirs. Cette petite fille
est très heureuse. Mais dans le salon de ma mère, il y a une petite fille bien
plus petite qui ne peut s’empêcher de faire pipi sur le tapis comme un vilain
chien. Comme une vilaine petite chienne. Et elle sera toujours là aussi, même
si je veux qu’elle s’en aille.
– Oh, Frannie… comment
est-ce arrivé ?
Les mots étaient sortis tout
seuls, très vite. Elle posa la main sur sa joue, comme une vieille fille effarouchée.
La même question que Jess. C’était
ça qui la dérangeait vraiment ; la même question que lui.
– Comme tu as eu deux
enfants, je suppose que tu sais comment c’est arrivé.
– Je t’interdis !
Les yeux de Carla s’arrondirent
comme des boules de loto et Frannie vit cet éclair de feu qui la terrorisait
toujours lorsqu’elle était petite. Sa mère s’était levée d’un bond (ce qui l’avait
aussi terrorisée quand elle était enfant), une femme grande et mince aux
cheveux gris impeccablement tirés en arrière comme si elle sortait toujours de
chez le coiffeur une femme grande et mince dans une élégante robe verte, bas
beiges impeccables. Elle s’approcha de la cheminée où elle se réfugiait
toujours dans les moments de détresse. Sur la cheminée, au-dessous du vieux
fusil de chasse, se trouvait un gros album. Carla était une sorte de généalogiste
amateur et toute sa famille se trouvait dans ce livre… au moins jusqu’en 1638, lorsque
le premier de ses ancêtres identifiables était sorti suffisamment longtemps de
la foule anonyme des Londoniens pour que son nom soit inscrit dans quelque très
ancien registre paroissial comme celui de Merton Downs, franc-maçon. The New
England Genealogist avait publié l’arbre de sa famille quatre ans plus tôt,
compilé par Carla Goldsmith, précisait la revue.
Elle feuilletait l’album aux noms
minutieusement recueillis, terrain sûr où aucun vagabond ne risquait de s’aventurer.
N’y avait-il pas quelques voleurs parmi eux ? se demandait Frannie. Quelques
ivrognes ? Quelques filles mères ?
– Comment as-tu pu faire une
chose pareille à ton père et à moi ? demanda-t-elle enfin. C’est Jess ?
– Oui, c’est Jess. Jess est
le père.
Le mot fit tressaillir Carla.
– Comment as-tu pu faire ça ?
Nous avons tout fait pour te donner une bonne éducation. C’est tout simplement…
tout simplement…
Elle se cacha le visage dans ses
mains et se mit à pleurer.
– Comment as-tu pu faire ça ?
Après tout ce que nous avons fait pour toi ! C’est comme ça que tu nous
remercies ? Tu… tu… tu vas coucher avec le premier garçon venu, comme une
chienne en chaleur ? Vilaine ! Vilaine !
Elle éclata en sanglots, s’appuya
contre la cheminée, une main sur les yeux, l’autre caressant le tissu vert de l’album
de famille. Et pendant ce temps l’horloge égrenait son tic-tac.
– Maman…
– Tais-toi ! Tu en as
dit assez !
Frannie se leva. Elle avait l’impression
d’avoir des jambes de bois, mais ce n’était qu’une impression car en fait elles
tremblaient. Des larmes commençaient à vouloir lui mouiller les yeux, mais non,
elle n’allait pas se laisser intimider une fois de plus par cette pièce.
– Je m’en vais.
– Tu as mangé notre pain !
Nous t’avons aimée… nous t’avons tout donné… et voilà comment tu nous remercies !
Vilaine ! Méchante !
Frannie, aveuglée par les larmes,
trébucha. Son pied droit heurta sa cheville gauche. Elle perdit l’équilibre et
tomba les mains en avant. Elle se cogna la tempe contre la table basse et une
de ses mains envoya un vase de fleurs sur le tapis. Il ne se cassa pas, mais l’eau
se mit à gargouiller, et le gris perle devint gris ardoise.
– Regarde ! hurla Carla,
presque triomphalement.
Les larmes avaient creusé des
cernes noirs sous ses yeux et de petits sillons sur son maquillage. Elle avait
l’air hagard, à moitié folle.
– Regarde, ce que tu as fait
au tapis, le tapis de ta grand-mère…
Assise par terre, encore étourdie,
Frannie se frottait la tête en pleurant. Elle aurait voulu dire à sa mère que
ce n’était que de l’eau, mais n’était-ce vraiment que de l’eau ? Ou bien
du pipi ? Du pipi ?
Avec un geste d’une étonnante
rapidité, Carla Goldsmith ramassa le vase et le brandit devant Frannie.
– Et maintenant, mademoiselle ?
Tu comptes rester ici ? Tu espères que nous allons te nourrir et te loger
pendant que tu batifoles en ville ? C’est bien ça, je suppose. Eh bien non !
Non ! Je ne suis pas d’accord. Je ne suis plus d’accord !
– Je ne veux pas rester, murmura
Frannie. Qui t’a dit que je voulais rester ici ?
– Et où vas-tu aller ? Avec
lui ? J’en doute.
– Non, chez Bobbi Rengarten,
à Dorchester, ou chez Debbie Smith, à Somersworth.
Frannie se releva lentement. Elle
pleurait encore, mais la moutarde commençait à lui monter au nez.
– De toute façon, ce ne sont
pas tes affaires.
– Ce ne sont pas mes
affaires ? reprit Carla, le vase toujours à la main, le visage blanc comme
un linge. Ce n’est pas mon affaire ? Ce que tu fais quand tu habites chez
moi n’est pas mon affaire ? Petite ingrate, petite… garce !
Elle gifla Frannie, et fort. La
tête de Frannie bascula en arrière. Elle cessa de se frotter la tempe pour se
frotter la joue, regardant sa mère avec des yeux incrédules.
– Voilà comment tu nous
remercies de t’avoir envoyée dans une bonne école, dit Carla en montrant ses
dents dans un sourire impitoyable et terrifiant. Maintenant, tu ne vas jamais terminer tes études. Quand tu te seras mariée avec lui…
– Je ne vais pas me marier
avec lui. Et je ne vais pas abandonner mes études.
Carla écarquilla les yeux et
regarda fixement Frannie, comme si sa fille venait de perdre la tête.
– Qu’est-ce que tu dis ?
Un avortement ? Tu veux te faire avorter ? Ça ne te suffit pas d’être
une traînée ? Tu veux te rendre coupable d’un assassinat par-dessus le
marché !
– Je vais garder l’enfant. Il
faudra que je manque le dernier trimestre, mais je pourrai prendre des cours de
rattrapage en été.
– Et avec quel argent ?
Le mien peut-être ? Si c’est ça ton idée, tu ferais mieux d’y réfléchir à
deux fois. Une jeune fille à la page comme toi n’a pas besoin de ses parents, n’est-ce
pas ?
– Un peu de compréhension, je
ne dirais pas non répondit doucement Frannie. L’argent… je me débrouillerai.
– Mais tu n’as pas honte !
Tu ne penses qu’à toi ! Mon Dieu, le mal que tu vas nous faire à ton père
et à moi ! Mais tu t’en fiches ! Tu vas briser le cœur de ton père, et…
– Mon cœur ne va pas trop
mal.
C’était la voix calme de Peter
Goldsmith, debout à la porte. Elles se retournèrent toutes les deux. Debout à la
porte, mais un peu en retrait ; le bout de ses grosses chaussures de
travail s’arrêtait juste à l’endroit où le tapis du salon prenait la relève de
la moquette un peu râpée du couloir. Frannie se rendit compte tout à coup qu’elle
l’avait vu bien des fois à cet endroit. Quand était-il vraiment entré dans le
salon ? Elle n’en avait aucun souvenir.
– Qu’est-ce que tu fais ici ?
aboya Carla, tout à coup insensible aux avaries que le cœur de son Mari
risquait de subir. Je croyais que tu devais travailler tard cet après-midi.
– Harry Masters me remplace.
Frannie m’a déjà tout dit, Carla. Nous allons être grands-parents.
– Grands-parents ! grinça-t-elle
avec une sorte de ricanement. Laisse-moi m’occuper de cette affaire. Elle t’en
parle en premier et tu ne me dis rien. D’accord. Ça ne me surprend plus
tellement de toi. Mais maintenant, je vais fermer cette porte, et nous allons
laver notre linge sale entre nous deux.
Elle lança un sourire étincelant
d’amertume à Frannie.
– Nous deux, toutes seules.
Elle posa la main sur la poignée
et commença à refermer la porte du salon. Frannie la regardait faire, encore
étourdie, à peine capable de comprendre ce débordement soudain de furie et de
vitriol.
Peter tendit lentement la main, comme
à regret, et arrêta la porte.
– Peter, je veux que tu me
laisses faire.
– Je sais que tu veux. Et je
t’ai souvent laissée faire, mais pas cette fois, Carla.
– Ce ne sont pas tes
affaires.
– Si, répondit-il calmement.
– Papa…
Carla se retourna vers elle, son visage
parcheminé maintenant tatoué de rouge sur les pommettes.
– Ne lui parle pas ! hurla-t-elle.
Ce n’est pas à lui que tu parles ! Je sais bien que tu as toujours su lui
faire avaler toutes tes lubies, que tu as toujours su l’embobiner mais ce n’est
pas à lui que tu parles aujourd’hui.
– Arrête, Carla.
– Sors d’ici !
– Je suis pas encore rentré.
Tu vois bien que…
– Ne te moque pas de moi !
Sors de mon salon !
Et elle commença à pousser la
porte, rentrant la tête entre ses deux épaules, étrange taureau à la fois
humain et femelle. Il la retint facilement au début, puis avec de plus en plus
de difficulté. Finalement les tendons saillirent de son cou. Pourtant, il
luttait contre une femme qui pesait bien trente kilos de moins que lui.
Frannie voulait leur crier d’arrêter,
dire à son père de s’en aller, pour qu’elle et lui n’aient pas à contempler ce
spectacle, cette soudaine éruption de violence et d’amertume qui avait toujours
paru menacer Carla et qui maintenant l’emportait. Mais sa bouche restait figée,
comme si ses articulations étaient rouillées.
– Sors d’ici ! Sors de
mon salon ! Dehors ! Dehors ! Dehors ! Salaud, laisse
cette foutue porte et SORS D’ICI !
C’est alors qu’il la gifla.
Un bruit terne, presque sans
importance. L’horloge ne vola pas en poussière, mais continua à égrener son
tic-tac comme elle l’avait fait depuis qu’on l’avait remontée pour la première
fois. Les meubles ne grognèrent pas. Mais les mots de Carla s’arrêtèrent net, comme
si on les avait amputés avec un scalpel. Elle tomba sur les genoux et la porte
s’ouvrit toute grande, cognant doucement contre le haut dossier d’un fauteuil
victorien recouvert d’une housse brodée à la main.
– Non, oh non, dit Frannie
avec une petite voix plaintive.
Carla posa une main sur sa joue
et leva les yeux vers son mari.
– Il y a au moins dix ans
que tu le cherches, dit Peter d’une voix mal assurée. Je me suis toujours dit
que je ne devais pas faire ça, parce qu’on ne doit pas frapper les femmes. Et
je le pense encore. Mais quand une personne – homme ou femme – devient un chien
et se met à mordre, il faut bien que quelqu’un l’arrête. Mon seul regret, Carla,
c’est de ne pas avoir eu le courage de le faire plus tôt. Nous aurions eu moins
mal.
– Papa…
– Tais-toi, Frannie, dit-il
d’un ton absent et sévère.
– Tu dis qu’elle ne pense qu’à
elle, continua Peter en regardant sa femme stupéfaite. Mais c’est toi l’égoïste.
Tu as cessé de t’occuper de Frannie quand Fred est mort. Tu as décidé que ça
faisait trop mal d’aimer quelqu’un, qu’il était plus sûr de ne vivre que pour
toi. Et c’est ce que tu as fait, toujours, toujours et toujours. Cette pièce. Tu
ne t’es plus intéressée qu’aux morts de ta famille et tu as oublié ceux qui
vivaient encore. Et quand elle est venue ici te dire qu’elle avait un problème
qu’elle avait besoin de ton aide, je parie que la première chose qui t’a
traversé la tête, c’était de te demander ce que diraient tes amies du club de
jardinage, ou bien si tu n’allais pas pouvoir aller au mariage d’Amy Lauder. Le
chagrin fait changer, mais tout le chagrin du monde ne peut pas changer les
faits. Tu ne penses qu’à toi.
Il se baissa et l’aida à se
relever. Elle se remit debout comme un somnambule. Son expression ne changea
pas ; ses yeux étaient toujours écarquillés, incrédules. Ils n’avaient pas
encore recommencé à vivre, mais Frannie pensa que ce n’était qu’une question de
temps.
– J’ai eu le tort de te
laisser faire. De ne pas vouloir de scènes. De ne pas vouloir de problèmes. Tu
vois, je ne pensais qu’à moi, moi aussi. Et quand Frannie est partie faire ses
études, je me suis dit, eh bien, maintenant Carla peut faire ce qu’elle veut
sans faire de mal à personne, sauf à elle, et si une personne ne sait pas qu’elle
se fait mal, eh bien, peut-être n’a-t-elle pas si mal que ça après tout. J’avais
tort. J’ai eu tort déjà, mais jamais autant que cette fois-ci – et il prit les
épaules de Carla, doucement, mais très fermement. Maintenant, c’est ton mari
qui te parle. Si Frannie a besoin d’un endroit où rester elle est ici chez elle,
comme toujours. Si elle a besoin d’argent, elle peut m’en demander, comme elle
a toujours pu le faire. Et si elle décide de garder son bébé, tu prépareras une
jolie fête pour son arrivée, et tu crois peut-être que personne ne viendra, mais
elle a des amis, de bons amis, et ils viendront. Et je vais te dire encore une
chose. Si elle veut le faire baptiser, elle le fera ici. Ici même, dans ce
foutu salon.
On aurait dit que la bouche de
Carla s’était décrochée. Un son commença à en sortir. Un son qui au début
ressemblait étrangement au sifflet d’une bouilloire sur une cuisinière, puis
qui se transforma en un gémissement perçant.
– Peter, ton propre fils
était là, dans son cercueil, dans cette pièce !
– Oui. Et c’est pour cette
raison que je ne connais pas de meilleur endroit pour baptiser une vie nouvelle.
Le sang de Fred. Du sang vivant. Fred, il y a longtemps qu’il est mort, Carla.
Il y a longtemps que les vers l’ont mangé.
Elle poussa un hurlement et se
colla les deux mains sur les oreilles. Il se pencha pour la forcer à les
enlever.
– Mais les vers n’ont pas
encore bouffé ta fille et le bébé de ta fille. Peu importe comment il est arrivé
– il est vivant. On dirait que tu veux chasser ta fille, Carla. Et qu’est-ce
qu’il te restera après ? Rien, sauf ton salon et un mari qui te détestera.
Si tu fais ça, on aurait aussi bien pu être allongés ici tous les trois, ce
jour-là – moi, Frannie et Fred.
– Je vais me coucher, dit
Carla. J’ai mal au cœur.
– Je vais t’aider, maman.
– Ne me touche pas. Reste
avec ton père. Vous aviez bien monté votre coup. Et qu’est-ce qu’on va penser
de moi dans cette ville ? Pourquoi ne pas t’installer dans mon salon, Frannie ?
Salis le tapis avec tes chaussures pleines de boue, prends des cendres dans la
cheminée et jette-les dans mon horloge. Pourquoi pas ? Hein, pourquoi pas ?
Elle éclata de rire et sortit en
poussant Peter. Elle titubait comme une pocharde. Peter voulut la prendre par
les épaules. Elle découvrit les dents et cracha comme un chat.
Son rire se transforma en
sanglots tandis qu’elle montait lentement l’escalier, s’appuyant à la rampe d’acajou ;
des sanglots déchirants, éperdus, qui donnèrent à Frannie envie de hurler et de
vomir tout à la fois. Le visage de son père avait pris une couleur de linge
sale. Sur le palier, Carla pivota sur les talons en chancelant si fort que
Frannie crut un moment qu’elle allait dévaler toutes les marches. Elle les
regarda, parut vouloir ouvrir la bouche, puis leur tourna le dos. Un moment
plus tard, le claquement de la porte de sa chambre assourdit la tempête de son
chagrin et de sa douleur.
Frannie et Peter se regardaient, épouvantés,
tandis que l’horloge égrenait calmement son tic-tac.
– Ça va se tasser, dit Peter
d’une voix calme. Elle va s’y faire.
– Tu crois ? dit
Frannie en s’avançant lentement vers son père qui la serra contre lui. Pas moi.
– On verra. N’y pensons plus
pour le moment.
– Je devrais m’en aller. Elle
ne veut pas de moi.
– Tu devrais rester. Tu
devrais être là quand… quand elle comprendra, si elle comprend un jour qu’elle
a besoin que tu restes. Moi, j’en ai besoin, tu le sais.
– Papa, fit-elle en collant
sa tête contre sa poitrine, oh, papa, je regrette, je regrette tellement…
– Chut, dit-il en lui
caressant les cheveux.
Par-dessus la tête de sa fille, il
voyait le soleil de l’après-midi qui rougissait à travers les grandes fenêtres,
comme il l’avait toujours fait, doré et tranquille, le soleil qu’on voit dans
les musées, dans la maison des morts.
– Chut, Frannie ; je t’aime.
Je t’aime.